Pourquoi dit-on « onze, douze, …, seize » puis « dix-sept, dix-huit, dix-neuf » ?

Je précise pour les esprits facétieux qu’il s’agit ici d’une question linguistique et non mathématique… !

Onze, douze, treize, quartorze, quinze, seize sont directement hérités du latin et correspondent à la modification de la prononciation en zone gallo-romane (langue d’oïl) de : ūndecim, duodecim, trēdecim, quattuordecim, quīndecim, sēdecim (que l’on pourrait traduire un-dix, deux-dix, trois-dix, etc.)

La finale –decim s’est réduite à –dece (dans le langage parlé ce phénomène était déjà amorcé à l’époque du latin classique2) puis s’est encore réduite à -ce avant de passer à -tse puis à -se [sans entrer dans les détails phonétiques où le -c- prononcé -k- en latin est devenu [s] devant i ou e1 vers le IIIe siècle de notre ère] et enfin, ici, à -z(e). Ainsi nous sommes passés de ūndecim à undece puis à unce [unke], untse, unse, onze ; ou avec sēdecim → sedece → sece [seke] → setse → se(i)ze.

Qu’en est-il après seize, avec les formes dix-sept, dix-huit et dix-neuf ?

Dix-sept se disait septemdecim en latin ; mais3 aux IVe-Ve siècles est attesté le système du type « dix-(et)-sept » avec « dece et septe ». Ce qui laisse supposer que septemdecim avait dû aboutir à une prononciation proche, sinon identique, de sedece (= sēdecim, 16) que l’on peut supposer avoir été *se(d)dece (< *setdece) ce qui aurait motivé le recours à la forme « dece et septe » pour préciser et éviter la confusion des deux nombres. Cette interversion n’est pas surprenante, certaines langues peuvent employer indifféremment « vingt-et-un » ou « un-et-vingt », comme c’était le cas en norvégien (cf. tjueen vs en og tjue) jusqu’en 1950 [cf. https://snl.no/den_nye_tellem%C3%A5ten].

Pour dix-huit et dix-neuf, ces nombres s’exprimaient en latin par :
-duodēvīgintī « deux moins vingt » pour 18 ;
-undēvīgintī « un moins vingt » pour 19.
(Ce système était utilisé pour les deux nombres précédant chaque dizaine.)

Cette manière de compter n’a pas été conservée dans les langues romanes et toutes (le roumain et l’aroumain emploient un autre système, voir le dernier §) ont suivi le même principe en plaçant en premier le chiffre 10, à partir de 17 (ou de 16 dans la zone ibéro-romane4). Ce qui indique que la confusion entre 16 et 17 devait déjà être en place et que ce système était connu et répandu, donc employé, dans le monde latin à une époque bien antérieure au balbutiement des futures langues romanes (sinon il est permis de penser que ce système latin aurait laissé des traces dans certaines langues).

Bourciez5 dit au sujet des numéraux cardinaux de la phase romane primitive (période où le latin parlé s’achemine vers ce qui deviendra les langues romanes) : «  (…) ŭndece (= ūndecim), dodece (= duodecim), tredece, quattordece, quindece. A côté de sedece, on eut aussi une périphrase par addition avec dece en tête : à la place de septemdecim, ou du procédé par soustraction (duodeviginti, undeviginti), cette périphrase devint obligatoire pour dece et septe, dece et octo, dece et nove (aussi dece ac septe, etc.) ; exemples chez Priscien6, Saint Jérôme7, etc. »

Ces périphrases sont devenues en français : dis e set, dis e uit, dis e neuf attestées au XIIe s.8 lesquelles ont ensuite été contractées pour donner leur forme actuelle (dis e set → dix-sept).

Petit tour parmi les langues romanes pour les nombres de 11 à 19 :

Les nombres italiens ont exactement le même modèle que le français :
10 dieci ; 11 undici ; 12 dodici ; 13 tredici ; 14 quattordici ; 15 quindici ; 16 sedici ;
17 diciassette ; 18 diciotto ; 19 diciannove
→ Ce principe (10 à 16 vs 17 à 19) se retrouve en occitan, arpitan (francoprovençal), catalan, corse, romanche, dalmate (†)9 et sarde.

L’espagnol suit quasiment le même modèle avec une légère différence ayant un type ‘dix-et-six’ pour 16 :
10 – diez ; 11 – once ; 12 – doce ; 13 – trece ; 14 – catorce ; 15 – quince ;
16 – dieciséis ; 17 – diecisiete ; 18 – dieciocho ; 19 – diecinueve
→ Le portugais et le galicien suivent le même modèle (10 à 15 vs 16 à 19).

Le roumain (Roumanie, Moldavie), l’aroumain et le mégléno-roumain (parlés dans les Balkans) ont adopté un système complètement différent influencé par les langues slaves. Voici celui du roumain :
11 : unsprezece = un + spre + zece → un sur (au-delà de)10 dix
12 : doisprezece = doi + spre + zece → deux sur (au-delà de) dix
13 : treisprezece = trei + spre + zece → trois sur (au-delà de) dix
etc.
Il s’agit d’un calque des nombres du vieux slave11 dont le serbo-croate par exemple se fait encore écho :
11 једанаест / jedanaest = jedan + na + deset → un sur (au-delà de) dix
12 дванаест / dvanaest = dva + na + deset → deux sur (au-delà de) dix
13 тринаест / trinaest = tri + na + deset → trois sur (au-delà de) dix
etc.
Pour finir, l’istro-roumain (parlé à l’ouest de la Croatie) emploie quant à lui de 11 à 19 les formes issues du croate : jedanaist, dvanaist, trinaist, etc.


Franck JUIN, avril 2024

Notes :
1 C’est le même phénomène qui fait passer Francia (prononcé Frankia) à France, ou centum (prononcé kentoum) à cent.

2 Pour les étapes datées de l’évolution des phénomènes phonétiques du latin au français, voir :
https://oraprdnt.uqtr.uquebec.ca/pls/public/gscw031?owa_no_site=6788&owa_no_fiche=6&owa_bottin=

3 Certains évoquent le fait que son évolution aurait abouti en français de la fin du Moyen-âge à septze (où le p ne se prononce pas) et aurait été homophone de seze (seize), or cette explication est erronée car la confusion entre les deux nombres est antérieure au français : elle semble avoir eu lieu à un moment donné du latin tardif.

4 Le catalan ne fait pas partie de cette zone.

5 Edouard Bourciez, Éléments de linguistique romane, Klincksieck, 1956, § 99 c

6 grammairien latin du VIe s

7 Il a vécu de ca. 347 à 420.

8 Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 1998

9 10 dic ; 11 jonco ; 12 dótco ; 13 tretco ; 14 quarco ; 15 cenco ; 16 setco ;
17 dicsapto, dichisapto ; 18 dicuapto, dichidapto, dichiuapto, dichidopto ; 19 dicnú, dichinú
→ Source : https://www.omniglot.com/language/numbers/dalmatian.htm

10 Le Dictionnaire explicatif de la langue roumaine traduit dans ce cas précis « spre » (< lat. super) par « ajouté à » et lui donne pour synonyme « au-delà, au-dessus ».
https://dexonline.ro/definitie/spre

11 En vieux slave on a :
11 – ѥдинъ на десѧте (jedinъ na desęte)
12 – дъва на десѧте (dъva na desęte)
13 – трьѥ на десѧте (trьje na desęte)
→ Source : https://www.languagesandnumbers.com/comment-compter-en-vieux-slave/fr/chu/

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